La laïcité en Turquie : l’abolition du califat par Mustapha Kemal

L'exemple de la Turquie kémaliste (1924-1938)

La Turquie de Mustafa Kemal, dit Atatürk « père des Turcs » est un exemple précis de processus historique de sécularisation de la société.

Sur les décombres de l’Empire ottoman suite à la Première Guerre mondiale, Mustafa Kemal (1881-1938), chef militaire et politique, fonde une nouvelle Turquie, un État-nation républicain et laïque. Il s’agit d’une sécularisation imposée par le haut qui se fait de manière rapide et soudaine. Elle va jusqu’à la laïcité qui rompt la trajectoire historique de l’ancienne Turquie ottomane. Même après la mort de Kemal en 1938, l’héritage a été préservé et présenté comme un modèle. On peut rappeler que l’armée turque est intervenue à trois reprises par des coups d’État pour défendre cet héritage encore vivant aujourd’hui malgré la poussée d’un islamisme politique.

 

I. Un État républicain

 

À la fin de la Première Guerre mondiale, la première tâche a été de créer un État républicain, là où il y avait une monarchie. Mustafa Kemal est un chef militaire et politique, auréolé de succès dans la guerre d’indépendance contre les Grecs. Il jouit également d’un prestige diplomatique par le traité de Lausanne de 1923 grâce auquel il parvient à récupérer des territoires. C’est l’homme fort de la nouvelle Turquie.

Dès 1922, il décide de supprimer le sultanat pour installer une république. Il créer le Parti républicain du peuple. Il crée les institutions d’une république et réussit à se faire réélire en 1923 grâce à son parti.

Pour marquer la rupture, il déplace la capitale d’Istanbul à Ankara. Le programme qu’il applique est un programme qui se résume en six flèches élaborées par le parti républicain du peuple. Mustafa Kemal disait qu’il fallait « faire rentrer la Turquie dans la civilisation » :

1. Le nationalisme : il faut créer une nation turque centrée sur l’Anatolie.

2. Le populisme : nation et peuple ne font qu’un. Le dirigeant doit incarner les volontés du peuple.

3. Le républicanisme : la forme n’est plus la monarchie mais la république c’est-à-dire le bien commun dont le président, élu par l’Assemblée est le défenseur.

4. La laïcité : elle doit devenir un des piliers avec la neutralité de l’État et la séparation du politique et du religieux

5. L’étatisme : c’est lui qui prend en charge la destinée du développement économique et social.

6. Un cadre de réformisme : c’est un immense chantier de rénovation.

 

II. Un État laïc

 

Pour Mustafa Kemal, pour faire entrer la Turquie dans la civilisation, il faut créer un pays laïc. Ainsi, dès le mois de mars 1924, à la suppression du sultanat s’ajoute la suppression du califat. Le chef politique de la Turquie ne sera plus le chef religieux, qui unifie l’oumma  (la communauté des croyants sunnites). Désormais, l’État devient neutre, la religion est une affaire privée. Cela ne signifie pas que la Turquie n’est plus musulmane, au contraire elle reste sunnite à 95 %.

Avec la suppression du Califat, la Turquie est sur la voie de la sécularisation :

1928 : on supprime de la Constitution la mention selon laquelle l’islam est la religion d’État.

1937 : on introduit le principe de laïcité dans cette même Constitution. Cela signifie en Turquie que la religion est cantonnée à la sphère privée (bien qu’il n’y ait pas de stricte séparation de l’État et de l’Église, puisque l’État à un droit de regard sur les institutions et personnels religieux).

Le droit évolue : la charia, la loi coranique, le « cheriat », ne fait plus figure de loi qui organise les rapports sociaux. À la place, Mustafa Kemal fait rédiger un Code civil inspiré du code français. En vertu de ce Code civil plusieurs changements importants sont introduits :

– la suppression des écoles coraniques et la suppression des confréries. Toutes les possessions des fondations pieuses, les biens appelés waqf sont nationalisés et passent sous la tutelle de l’État.

– les rapports entre hommes et femmes sont revus et il y a un principe d’égalité dans la mesure où elles peuvent participer à l’héritage, la polygamie est interdite. En matière politique, des femmes peuvent se présenter aux élections et être élues. Il y a plusieurs femmes députées. Le droit de vote leur est donné dès 1934. Les femmes sont fortement encouragées à abandonner le voile islamique tandis qu’on interdit le port du turban, le fez, est interdit.

– l’ancien alphabet arabe est abandonné pour un alphabet latin.

– l’ancien calendrier musulman daté de l’Hégire est abandonné pour le calendrier chrétien.

– le repos hebdomadaire passe du vendredi au dimanche.

 

III. Un État national

 

Mustafa Kemal voulait rompre avec le passé et l’héritage de l’Empire. Il fallait créer un état nation moderne à l’occidental. C’est-à-dire un État, puisque recentré sur l’Anatolie, recentré sur une nation turque, mais qui n’existe pas véritablement puisque l’ancien Empire était pluriethnique et multiconfessionnel.

La turcité en Anatolie est très importante à l’époque. Une grande partie de la population arménienne et assyrienne a été massacrée pendant la Première Guerre mondiale, avec le génocide de 1915. D’autre part, une grande partie des Grecs d’Anatolie, au moment des traités d’indépendance et de Lausanne ont été chassés du territoire (environ 1 million) et des Turcs de Grèce sont revenus. Il y avait donc plus d’homogénéité ethnique et culturelle autours de la turcité, de même qu’il y a une unité autour de l’islam sunnite.

C’est dans ce cadre que Mustafa Kemal essaie de créer une nation turque. D’abord autour de la langue puisque le Turc est la langue officielle de l’État, utilisée dans l’éducation et l’administration. Il y a une tentative d’unification dans l’ensemble du territoire anatolien des poids, des mesures et de la monnaie. Il y a aussi une unification du droit qui n’est plus l’ancien droit islamique mais un droit moderne et laïcisé.

L’autre élément d’unification est un islam sunnite et donc modéré et un islam laïcisé.

Derrière cette construction d’une unité sur le plan culturel et religieux, il y a encore des diversités. Des minorités ethnoculturelles comme les Kurdes, très présents à l’est et au sud-est et sur le plan religieux. Un ensemble de minorités chrétiennes et juives. Même dans l’islam il y a une fracture entre les sunnites et une minorité d’alévis.

Le dernier élément d’un État national est la réécriture d’une histoire nationale turque, une sorte de roman national qu’a voulu Atatürk, en partie construit. Il s’arrache largement de l’héritage arabe pour s’enraciner dans un passé qui remonte à la plus haute Antiquité. Les Turcs seraient à la fois les héritiers des premières civilisations brillantes de Sumer en Mésopotamie et les héritiers des Hittites. Il y aurait une identité turque différente de l’identité arabe. La turcité se crée en opposition à l’arabité.

Cela permet de justifier a priori les nouvelles frontières turques centrées sur l’Asie mineure.

Jusqu’à sa mort en 1938, Atatürk a mis en place un projet cohérent. Il repose sur la fondation d’une république autour d’une identité nationale nouvelle et surtout un principe de sécularisation impulsé par le haut et assez poussé qui débouche sur une forme de laïcité à la turque.

C’est un héritage très durable puisqu’après sa mort, la laïcité a été poursuivie par les différents gouvernements et même sauvée à plusieurs reprises par l’armée qui s’est faite garante des principes républicains et laïcs.

Même les pouvoirs islamistes, modérés et conservateurs qui ont eu le pouvoir depuis les années 1990, avec Erbakan (1926-2011) et son Parti de la prospérité ou encore avec Erdogan et son Parti de la Justice et développement. Ils se sont positionnés dans la lignée officielle du kémalisme et la laïcité à la Kemal.

 

Conclusion

 

On peut se poser la question aujourd’hui de la survivance de ces héritages à une époque où Erdogan concentre tous les pouvoirs, notamment depuis les  grandes purges suite à la tentative du coup d’État de 2016, au moment où Erdogan rêve de ressusciter un nouvel Empire ottoman.

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